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Toutes les têtes se tournèrent vers Jon d’Argyre lorsqu’il entra par une porte dérobée et vint s’asseoir à sa table sans un geste et sans un mot. Il échangea quelques paroles à voix basse avec son secrétaire qui eut une réaction de surprise, et lorsque le président se tourna interrogativement vers lui, ce fut le secrétaire qui se leva et annonça :
— M. Jon d’Argyre, Secrétaire général du Grand Conseil de Mars, a décidé en raison de faits nouveaux de ne pas requérir contre l’accusé. Il souhaite néanmoins que la parole soit donnée à ce dernier.
Le président resta un moment sans voix. Puis il fit signe à Noroit, d’un geste qui traduisait la surprise et l’impuissance. Le climaticien se leva et commença à parler dans un silence presque absolu.
— Je n’ai donc même plus à me défendre, dit Archim. Mais je parlerai quand même car j’étais au fond moins l’accusé que ne l’était le projet que j’ai contribué à établir et dont on m’a accordé abusivement la paternité. On a cherché ici et dans le passé récent à présenter cette affaire comme le procès d’une trahison. Il s’agit en réalité d’une affaire d’opinion, d’un différend politique. Il s’agit de l’avenir de Mars.
» Tout le monde dans cette salle et sur toute notre planète sait quel est le projet que j’ai défendu. Il s’agit de doter Mars d’une atmosphère semblable à celle de la Terre. Il s’agit de transformer Mars. »
» Bien sûr, il ne reste pas assez d’oxygène et d’eau sur Mars pour reconstituer une atmosphère comparable à celle que cette planète a dû connaître il y a des centaines de millions d’années. Du reste, celle-là ne conviendrait pas à la vie humaine. C’est une atmosphère comparable à celle qui existe sur Terre à une altitude d’environ quatre mille mètres qu’il s’agit d’implanter ici. Et pour cela encore, les ressources de Mars ne seraient pas suffisantes. Mais il existe dans le système solaire une planète au moins où l’air et l’eau existent à profusion, en si grande quantité que la ponction opérée pour rendre Mars plus habitable sera à peine décelable. La Terre est prête à faire ce sacrifice. Mieux, elle est aujourd’hui prête à financer ce projet colossal, à expédier vers Mars des cargos par millions.
» Un tel projet ne se réalisera pas en un jour. Il y faudra des années, des dizaines d’années. Mais un jour le ciel de Mars sera d’un bleu plus clair et nous pourrons respirer librement, à pleins poumons, et nos enfants parleront des vertes collines de Mars.
» Oui, Mars changera. Pourquoi notre planète devrait-elle demeurer immuablement désolée ? Pourquoi hésiterions-nous à la transformer quand nous en avons les moyens ? Nous devons accepter les responsabilités de notre temps. Ceux qui bâtirent les dômes et qui abandonnèrent les abris enfouis dans le sol de la planète ne nous ont-ils pas montré le chemin ? N’est-ce pas leur aventure que nous devons continuer en rendant hospitalières non plus des régions rares et limitées des plaines de Mars mais notre monde sur toute son étendue ?
» Il nous faut voir les retentissements extrêmes de la décision que va prendre le Grand Conseil. Qu’il pèse son vote ! Car ce n’est pas un homme qu’il va juger mais un projet qui concerne l’avenir de toute l’espèce humaine.
» La Terre est surpeuplée. Mais Mars l’est aussi quoique nous ne soyons guère plus de cent mille Martiens, tant sont délicates les conditions dans lesquelles nous vivons ici. Il nous faut, à nous Martiens, aussi bien qu’aux habitants de la Terre, de nouveaux territoires. Certes, il y aura un prix à payer. Nous devrons partager. Mais c’est le prix non seulement de notre survie mais à terme de celle de toute l’espèce humaine. La Terre, surpeuplée, polluée, stagne. Mars végète. Il y a plus de cinquante ans qu’a été construite la dernière ville de l’espace. Croyez-vous que notre société résisterait à la longue et profonde décadence de notre civilisation dont les signes apparaissent dans tout le Système Solaire ? Il nous faut à tout prix trouver les voies d’un développement nouveau. Ce que nous ferons ici servira de modèle à ce qui sera entrepris plus tard sur d’autres mondes. L’humanité reconstruira un jour à sa guise les planètes comme elle agit aujourd’hui dans d’étroites limites sur les climats. Elle transformera en jardins des mondes hostiles et étrangers. Ou bien elle périra.
» Les difficultés sont immenses. Les conséquences imprévisibles. Les résultats, eux, mettent l’imagination à l’épreuve. Le climat martien s’adoucira, des plantes de la terre pousseront librement sur notre sol. Une partie des glaces polaires fondra, créant des fleuves et des lacs. Nos vies et celles de nos descendants en seront totalement transformées. Le Grand Conseil qui vous représente va vous dire s’il est préférable pour vous de continuer à porter des masques ou de marcher la tête nue sous des nuages chargés d’eau et non plus de poussière.
» Il se peut, certes, que quelques-uns y perdent de la puissance, de la fortune ou de la gloire. Mais à vouloir défendre un passé déjà révolu, ils ne gagneraient que la malédiction de l’histoire.
» J’ai peu d’illusions sur l’issue, aujourd’hui, de ce procès. Mais j’ai cependant tenu, profitant de l’occasion inattendue qui m’en était donnée, à ce que les peuples de tout le Système Solaire sachent ce qui est possible. C’est à eux que revient la véritable décision.
Pendant les dernières phrases du discours de Noroit, le silence avait fait place dans la salle à une rumeur. Jon d’Argyre, la tête baissée, regardait fixement ses mains. Beyle nota le flottement qui paraissait régner dans le Grand Conseil. Par groupes de deux ou trois, les responsables de Mars, dépassés par l’évolution de la situation, s’interrogeaient.
Une feuille de papier circulait de l’un à l’autre. Beyle avait vu le secrétaire de Jon d’Argyre la porter au président. Il crut lire une soudaine lassitude sur les visages des membres du Conseil. Les traits s’étaient tirés, les bouches étaient devenues amères. Ces hommes tentaient de faire bonne contenance mais la note brève et énergique de Jon d’Argyre les avait pris de court.
Aucun d’eux n’avait le choix, Beyle le savait. Il était singulier que le pouvoir du maître secret de Mars servît à réaliser le plan même qu’il avait combattu. La guerre de Mars n’aurait pas lieu. Ou plutôt elle avait duré deux heures. Le plus grand procès de l’histoire de Mars, et l’un des plus importants peut-être de l’histoire humaine, approchait de sa conclusion. Mais ce que serait cette conclusion, Archim Noroit l’ignorait encore.
Les membres du Conseil votèrent sur leurs terminaux. Les résultats s’inscrivaient un à un sur les écrans en face des noms les plus prestigieux de la planète, tous empruntés à la vieille nomenclature de la géographie martienne selon l’usage des premiers pionniers. Beyle vit que Jon d’Argyre fixait attentivement le panneau lumineux.
On entendit dans la salle des cris étouffés de stupeur mais aucune protestation. Le vote était entièrement favorable à Noroit.
Le président se leva et déclara d’une voix mal assurée que le Grand Conseil de Mars n’avait pas cru devoir retenir les charges présentées contre Archim Noroit, climaticien. D’un avis unanime, il tenait au contraire les recherches de Noroit pour nécessaires et remarquables, souhaitait leur poursuite en collaboration avec la Terre dans une atmosphère de coopération cordiale, et se réservait le soin d’examiner par la suite, en détail, les modalités du projet.
Le procès était clos. Quelqu’un acclama Noroit et bientôt la salle entière lui fit écho. Beyle alla droit sur Archim qu’il parvint à dégager de la foule et qu’il entraîna dans les couloirs. Avant de sortir, il lança un coup d’œil à la table du Secrétaire du Grand Conseil et vit que Jon d’Argyre avait disparu.
Larsen les rejoignit et tira sans cérémonie Archim par la manche.
— Gena nous attend.
Ils la rejoignirent dans un bureau proche. Archim l’embrassa. Beyle vit qu’elle hésitait entre le sourire et les larmes.
— Nous avons gagné, dit Archim. M’en voulez-vous encore, Georges ?
— Non, répondit Beyle après un silence d’une seconde. Plus maintenant. Mais vous l’avez échappé belle.
— Je suppose que vous y êtes pour quelque chose.
— Je ne trouverai jamais assez de mots pour vous remercier, dit Gena.
Beyle s’écarta d’un pas.
— Je me demande si vous en aurez longtemps envie, dit-il sombrement.
— Allons, dit Archim, buvons à l’air de la Terre, buvons à l’air de Mars. Le Projet va entrer dans sa seconde phase, la bonne.
— Et quelle sera la troisième ? demanda Gena en le serrant contre elle.
— Respirer l’air tout neuf de Mars, dit Archim en riant. Courir les plaines de Mars en aspirant un air tout neuf. Rien d’autre que respirer et courir sous la pluie, et regarder passer les nuages, de la vapeur d’eau, pas du sable, de l’eau.
— Il vous faudra bientôt partir pour la Terre, dit Beyle.
Il se sentait amer, vidé, maintenant que l’alerte était passée. Il s’approcha de la fenêtre et contempla l’agitation qui rendait méconnaissables les rues de Circée. La même foule qui aurait lynché Noroit une heure plus tôt lui tressait des couronnes. Tous maintenant se vantaient sans doute d’avoir été dès la première heure des tenants du projet. Comme d’habitude leur destin s’était joué sans eux.
— Voilà que je deviens démocrate, à présent, songea Georges Beyle, l’un des sept tyrans secrets du Système Solaire.
Il jeta un coup d’œil ironique sur sa tenue de mineur. Il faudrait qu’il la ramène sur la Terre, en souvenir.
— Je serai heureuse de découvrir la Terre, dit Gena.
— Ne vous faites pas trop d’illusions sur notre mère patrie.
Il la regarda en face et elle lui sourit.
— Vous êtes triste ? demanda-t-elle.
— Non, dit-il brusquement. À bientôt.
Il se préparait à quitter la pièce qui allait être envahie par les amis d’Archim et par les journalistes quand Larsen le prit par le bras.
— Jon d’Argyre, dit le vieil homme. Il s’est enfermé dans son bureau.
Beyle laissa son regard errer sur les murs. Un huissier s’approcha et le salua.
— Veuillez monter, monsieur.
— Vous avez joint le Secrétaire général ?
— Si l’on peut dire, monsieur. Il est mort.
— Comment ?
— Il avait un çanq, monsieur, dans une boule de verre. Il a brisé la boule et…
Ils pénétrèrent dans le grand bureau lambrissé. Par la large baie à présent transparente, on pouvait deviner au travers du dôme, les déserts et les monts de Mars. Immobile, assis dans son fauteuil, Jon d’Argyre, plus élégant que jamais, son profil hautain semblant taillé dans un bloc de cire, paraissait les attendre. Mais en réalité, il leur avait échappé.
Sa main droite était posée sur le bureau de bois jonché d’éclats de verre. Ses doigts semblaient caresser encore le çanq. L’étrange animal martien irradiait une lumière bleutée et palpitante. Après des siècles ou des millénaires d’une attente patiente à peine rompue par la destruction furtive de quelques lichens, l’un des derniers vrais Martiens avait réussi à se repaître d’une vie.
— Brûlez-moi ça, dit le Terrien.
Un garde fit feu sur la chose. Le çanq se liquéfia puis se vaporisa. Une volute de fumée monta du bois de la table.
Jon d’Argyre semblait aussi dur que de la pierre. Avait-il préféré mourir plutôt que d’assister au triomphe de celui qui lui enlevait sa fille ? Beyle se demanda si la raison de la haine de Jon d’Argyre pour Archim Noroit ne résidait pas là plus encore que dans les conséquences politiques du projet. Rien n’est jamais simple, se dit-il en songeant à Gena.